Lettre retrouvée (1)

Rhédi à Usbek
A Paris

Il m'est arrivé, mon cher Usbek, une bien étrange aventure, mais le plus étrange n'est point dans ce qui vous apparaîtra comme tel au début de ma lettre, mais dans ce que je vais vous y conter tout au long.

J'ai par hasard rencontré près le Palais-Royal un personnage fort savant. Il avait il y a de cela deux années construit une machine ingénieuse et, désespérant d'y intéresser ses compatriotes, s'avisa qu'un persan pourrait peut-être lui accorder foi. Cette machine vous transporte dans le temps. Malgré mes doutes j'acceptai avec lui d'en faire l'expérience. Nous pénétrâmes dans sa boîte et en sortîmes en l'an 1999, pour compter à la façon des chrétiens. La vie dans le Paris de 1999 me combla d'émerveillement et m'accabla d'étonnement. De tout ce que je découvris durant ces quelques journées, je vous ferai un inventaire exact dans une prochaine lettre. Mais j'en viens au fait.

Le sort a voulu que nous fussions transportés par l'ingénieuse machine dans un vaste édifice empli de livres, de milliers de livres qui couvraient les murs, et des manières d'armoires sans porte qui occupaient presque tout l'espace. Des personnes de toutes conditions et de tous âges déambulaient au milieu de cette caverne d'Ali Baba de l'esprit, même des enfants, mon cher Uzbek, même des enfants. Ils cherchaient des livres, les feuilletaient, les emportaient pour les lire à loisir à l'une de ces tables disposées ça et là. Mais la plupart se rendaient avec leur butin à certain bureau où l'on le présentait à d'étranges petits appareils avant qu'il ne fût emmené sans qu'il paraisse nécessaire de payer. On m'a dit que les gens les rapportaient ensuite pour en prendre de nouveau : voilà un singulier commerce qui enrichit, sinon le boutiquier, du moins l'esprit de ses clients.

La chose me parut si admirable que, dès que j'entendis dire qu'il se trouvait dans la contrée bien d'autres lieux de la sorte, je me fis grâce à des personnes complaisantes transporter dans douze autres de ces bibliothèques - car c'est ainsi qu'ils nomment ces endroits. J'allais d'émerveillement en émerveillement mais - tu connais mon esprit pratique - je me demandai bien vite comment diable tous ces livres pouvaient être rassemblés, classés, réparés, répertoriés, comment on pouvait donner au public le goût de les lire. J'appris que c'était là la charge des bibliothécaires, et je remarquai bien vite ces femmes et hommes qui ne s'affairaient pour amasser et ordonner des trésors qu'afin de mieux les distribuer.

Par jeu je fis mine de vouloir devenir bibliothécaire, et les réponses que d'un endroit à l'autre on me fit me parurent si singulières que je me fis transporter en un lieu qu'on appelle ministère, afin de me faire conter tout cela en détail.

- Comment, demandai-je à l'officier fort civil qui voulut bien me recevoir, devient-on bibliothécaire ? J'imagine qu'on doit au préalable s'instruire dans des sciences propres à administrer les bibliothèques et servir leur public - on me dit qu'on appelle cela la bibliothéconomie.
- Non pas, me dit mon interlocuteur, on s'est instruit au préalable dans des matières fort générales, puis, selon le terme où l'on en est arrivé, on se présente à un concours.
- Un concours, dis-je ? Expliquez-moi.
J'appris ainsi que quiconque prétendait à l'exercice de la profession était invité en un lieu afin de répondre par écrit aux mêmes questions posées à tous. On choisissait ensuite les meilleurs, qu'on interrogeait alors de vive voix. Le nombre de places étant déterminé à l'avance, on choisissait ceux qui à ces deux sortes d'exercices s'étaient montrés les meilleurs, du moins au yeux d'une assemblée appelée jury. J'avais déjà entendu parler de semblables épreuves : c'est ainsi que dans l'Empire de Chine le fils du Ciel choisit ses serviteurs.

- Fort bien, dis-je, les candidats sont donc élus selon la profondeur de leur science en matière de bibliothéconomie.
- Non pas, me dit l'autre; les épreuves sont fort générales. Je vous l'ai dit : il n'y a pas d'instruction préalable à la bibliothéconomie.
- Voilà qui est singulier. Mais quand donc sont-ils instruits dans ces matières ?
- Eh bien, une fois qu'ils ont commencé à travailler. Nous appelons cela la formation post-recrutement.
- Vous entendez par là que les bibliothécaires commencent à servir sans rien entendre aux affaires de bibliothéconomie puisqu'ils sont engagés par le jury pour leurs connaissances générales, mesurées par votre concours ?
- Non pas, me dit l'officier, ce sont les édiles, vizirs ou officiers des villes et bourgs où se trouvent les bibliothèques qui les engagent. Le concours ne leur donne que le droit de se présenter devant eux dans l'espoir d'être élus.
- J'imagine, poursuivis-je, que ces édiles et vizirs choisissent les bibliothécaires selon leur capacités générales, puisqu'ils ne sont pas encore réputés versés dans la bibliothéconomie.
- Non pas, édiles et vizirs tiennent beaucoup à ce que les bibliothécaires soient versés dans leur art dès le premier jour qu'ils les emploient.

Accablé de stupeur, je renonçai à pénétrer plus avant ce mystère ontologique passant de beaucoup celui de la Sainte Trinité qu'un prêtre avait tenté de m'expliquer, je m'arrêtai un instant et repris l'entretien par un autre bout.

- Vous m'avez laissé entendre, Monsieur l'officier, qu'après avoir été élus au concours les candidats bibliothécaires devaient ensuite convaincre édiles et vizirs de les engager. Mais s'il n'en convainquent aucun ?
- Ils demeurent sur la liste d'aptitude.
- Qu'est-ce à dire ?
- C'est la liste de ceux qui ont été aptes au concours, mais non à être engagés.
- Et cette liste est permanente ?
- Non pas, elle disparaît après organisation du prochain concours.
- Diable, cela ne doit pas durer bien longtemps. Car j'imagine qu'un concours est organisé au moins chaque année.
- Non pas, tout au plus tous les deux ans.
- Ce qui signifie que si je veux devenir bibliothécaire, je dois, si le calendrier est contre moi, attendre deux ou trois années pour passer des épreuves générales, puis si j'en réchappe passer encore trois années à espérer qu'un édile veuille bien m'engager et assurer ma subsistance de longs mois tant que je n'aurai pas été versé dans la bibliothéconomie ?

Ce fut cette fois-ci mon interlocuteur qui parut un instant accablé, avant que de reprendre contenance et de murmurer :
- Oui, c'est à peu près ça.

Attaquant alors la montagne par un troisième côté, je demandai :
- Vous m'avez parlé de poste mis au concours. Est-ce à dire que la puissance qui l'organise fait un compte exact des emplois vacants dans les bibliothèques pour l'établir ?
- Non pas, simplement une enquête sur les besoins des villes et des bourgs.
- Fort bien, et l'imagine que ce concours a lieu presqu'aussitôt afin que les places puissent être pourvues sans désemparer ?
- Non pas, il se passe au moins une année entre le début de l'enquête et la publication de la liste d'aptitude.
- Fort bien, mais est-ce à dire que les villes et bourgs ayant déclaré leur besoin de bibliothécaire attendent tout ce temps pour y pourvoir ?
- Non pas, elles en trouvent sur la liste d'aptitude précédente, à moins qu'elles n'engagent un bibliothécaire qui officiait dans une autre ville, et que celle-ci n'a pas le droit de retenir.
- Si bien que lorsque la liste est publié tous les postes vacants sont pourvus ?
- Non pas, il faut compter que d'autres se seront libérés au gré des mouvements et des créations de nouveaux postes.
- Et dans la même proportion ?
- Si la Providence y pourvoit.

Emerveillé par ce mystère mathématique, j'engageai le combat sur un quatrième flanc.
- Nous avons jusqu'ici, Monsieur l'officier, fait mine qu'il n'y eût qu'un seul concours pour une seule sorte de charge. Mais j'ai ouï dire qu'il y avait quantité de degrés entre lesquels les bibliothécaires sont partagés depuis la base jusques au sommet.
- Vous avez, noble étranger, cette fois-ci parfaitement raison. Nous avons partagé l'affaire en seize grades et six cadres d'emplois, ainsi que nous avons coutume de les nommer.
- Diable, voilà pour une seule bibliothèque encore plus de degrés que dans toute l'administration de la Chine, et c'est merveille d'avoir su distinguer dans le service de vos cavernes d'Ali Baba seize niveaux d'excellence. Et il y a donc pour tous ces grades un concours ?
- Fort heureusement non, seulement pour chaque cadre d'emplois, à l'exception du premier d'entre eux. Soit cinq concours différents.
- C'est donc qu'on gravit à l'intérieur de chacun d'eux les degrés à force d'y exceller ou par l'usure du temps ?
- Parfaitement, je vois que vous commencez à comprendre.
- Mais peut-on passer d'un cadre à l'autre ?
- On le peut, de deux façons. D'une part à condition d'avoir dix ans d'ancienneté et quarante ans d'âge, dans la proportion d'un pour cinq recrutement par concours, et ce pour le cadre d'emploi immédiatement supérieur. Et d'autre part par concours justement, car une proportion des postes est réservé aux candidats travaillant déjà pour les villes et bourgs ou pour la République.
- Fort bien, mais la première voie d'ascension me semble bien lente en raison du grand nombre de cadres. Voyons cependant la seconde. J'imagine que ces concours-là sont d'avantage teintés de bibliothéconomie, en sorte que les candidats puissent y faire valoir leur expérience, et pour s'y préparer aient l'occasion de se perfectionner dans leur art ?
- Non pas, ces concours que l'ont dit internes sont presque équivalents aux autres, dits externes.
- Si bien que les candidats pour réussir doivent s'exercer dans des matières arides et sans rapport avec leur savoir-faire ?
- Libre à vous de le dire ainsi. Mais s'ils sont reçus et promus, ils bénéficient alors d'une formation...
- Post-recrutement, je commence à comprendre. Laissez-moi vous dire que depuis le début de cet entretien je vais d'étonnement en étonnement. Mais j'imagine que tout ceci est fort ancien déjà, et que des décennies ou des siècles d'habitude ont fait s'accumuler des règles bizarres qu'un Prince avisé pourrait s'il en avait le bon vouloir réformer de fond en comble ?
- Non pas, tout ceci est fort neuf et le fruit d'une réforme qui n'a pas dix ans.
- C'est alors que la situation était auparavant bien pire ?
- Il y avait deux fois moins de grades et l'on recrutait les bibliothécaires après qu'ils se fussent formés dans la bibliothéconomie.
- Je comprends, fis-je, et suis avec vous. Pareille aberration ne pouvais durer.

M'empressant de lui débiter les salutations d'usage, je m'en fus par les rues, encore abasourdi de tout ce que j'avais entendu et me remémorant avec amusement cette sentence qu'on m'avait dit être d'un de leur plus grand philosophe : Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Ce Monsieur Non Pas n'avait pas l'air mauvais homme, il m'avait même semblé fort avisé, et je me demandais bien par quelle étrangeté cette étrange machine qu'est un État fait faire à de raisonnables gens d'étranges chose qu'on pourrait croire l'oeuvre de sots.

Je t'exposerai dans ma prochaine lettre, mon cher Usbek, toutes les merveilles et bizarreries que durant le mois où j'y ai séjourné j'ai découvert dans le Paris de 1999. Je t'entretiendrai de voitures qui avancent sans la force des bras ni d'aucun animal ; de vaisseaux qui emportent dans les cieux plus de deux cents voyageurs pour les conduire au-delà des mers ; de cornets où l'on entend la voix de personnes se trouvant à plus de mille lieues ; de boîtes que les gens conservent dans leurs appartements et où se donne le même spectacle dans tout Paris et même toute la France en même temps ; de monnaie en papier distribuée par des machines le long des rues et de petits cartons remplaçant toute monnaie et qu'on conserve pourtant après avoir payé ; de boîtes encore servant tout aussi bien à lire, écrire ou compter, regarder des images ou en fabriquer, et qui sont pour tout dire des sortes de cervelles mécaniques. Je te parlerai même d'un animal, ou d'un dieu, ou d'une mécanique céleste et invisible, ou que sais-je encore, que l'on nomme Internet, et par quoi les hommes échangent par toute la planète, au moyen des boîtes susdites, menus propos et longs discours, vérités et mensonges, textes et images, marchandises et idées.

Il n'y a là en vérité rien à quoi on ne dût s'attendre de l'imagination des hommes à l'aube de l'an 2000. Car le plus étonnant dans ce voyage dans le temps, c'est à coup sûr l'entretien que je viens de te conter. Oui, vraiment, mon cher Uzbek, comment peut-on être un bibliothécaire français ?


Note
(1) On a retrouvé cette lettre qui semble bien avoir fait partie de l'ensemble découvert en son temps et traduit par un homme qui d'abord ne s'est pas fait connaître, et que nous savons aujourd'hui être Monsieur de Montesquieu.


Février 1999. Rectifications mineures le 07/05/2001. Texte rédigé par Dominique Lahary. SOSbibli